Je ne pourrais pas…

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Kvaloya, janvier 2019. Un instant en harmonie totale.

 

J’ai parfois entendu, au retour de nos périples cette phrase « Ah, moi, je ne pourrais pas… ».

le froid, la glace et la neige, cette immensité blanche, ces mots qui nous rappellent les bancs du collège lors des premières leçons de géographie: taïga et toundra. Une appréhension mêlée de curiosité. La crainte de ne pouvoir apprécier un environnement certes beau sur les photos mais qui semble hostile.

Il n’y a qu’un pas à franchir. Une décision, jamais évidente, facile et toujours alimentée par une crainte sourde, une phrase mille fois répétée pour justifier ce refus. Au détour d’un sentier, d’une montagne, d’une dune.

Je voudrais écrire là  qu’il nous faut pousser la porte. Nous sommes programmés depuis la nuit des temps à passer sous les porches qui nous mènent vers d’autres lumières, vers d’autres chemins.

Où que nous soyons, à l’endroit même où le chemin que nous avons façonné nous mènera, il y a toujours un moment où nous oublions ce que nous sommes; les morsures du froid, les blessures qui nous taraudent à longueur de temps pour entrer, un moment, en harmonie avec un milieu qui nous semble un peu trop âpre, peut-être hostile, à coup sûr éloigné de nos habitudes.

Ce moment arrive toujours, dans l’arctique comme partout sur terre.

C’est alors un sentiment puissant, comme une vague magnifiquement dessinée, où ce qu’on observe, curieux mais encore étranger à ce nouveau milieu, va nous saisir, nous envelopper, et nous libérer du carcan de nos représentations, de nos craintes, de nos schémas maintes fois ressassés.

Toutes les digues lâchent les unes après les autres pour que l’on ne fasse plus qu’un avec la scène qui nous est offerte. A cet instant précis, le voyageur est dans le paysage, il n’en est plus le spectateur. Il perçoit chaque nuance de couleur infime, il est ému par un reflet ou une silhouette qui passe derrière le pont. Il ne ressent pas le froid puis qu’il est le froid, il ne craint plus l’immensité puisqu’il est partie infime et inaliénable de cette immensité. Il devine quel bloc de glace vient de craquer, sa joue droite vient d’être caressée par une infime brise venue du fjord. Il perçoit, au loin le mouvement d’un renne dont il ne soupçonnait même pas l’existence quelques instants plus tôt.

Ces quelques minutes, lui prouvent qu’il a eu raison de franchir le pas. Il sera toujours temps tout à l’heure de sentir le froid, de pester contre des flocons qui crépitent contre son front. Ses préoccupations, ses problèmes seront bientôt de retour, mais il ne sera plus jamais le même.

Cette expérience rend plus humble car on abandonne alors cette toute puissance que nous pensons immodestement avoir dans notre milieu habituel. Elle nous a mis en harmonie avec un espace inconnu doté de ses propres règles. Celles-ci nous semblent alors plus naturelles, plus facilement acceptables. Entrer en harmonie avec un nouvel espace c’est se dépouiller afin d’apprendre de lui son fonctionnement, sa poésie et parfois aussi sa dureté.

La phrase qu’on a prononcée jadis « je ne pourrais pas » nous semble maintenant lointaine. On reverra, ici ou ailleurs, dans deux jours ou deux ans une merveilleuse vague magnifiquement dessinée nous bouleverser et nous offrir une nouvelle expérience après un nouveau pas, un passage sous un autre porche.

Se balader avec une lampe tempête, le bras levé, les yeux fixés sur l’horizon d’une terre inconnue.

 

 

La neige arrive…

Averse de neige sur Tinsnes

averse de neige, Tinsnes, 01/2019

Voir arriver le nuage, la lumière s’étiole, les couleurs de la mer s’éteignent et les vagues terminent de rouler pour commencer à murmurer.

Les premiers flocons sont souvent assez frêles et peu nombreux. les éclaireurs annoncent la venue.

Comme une conservatrice d’exposition vient, le dernier jour, recouvrir les sculptures d’un drap blanc, celui qui contemple voit alors s’avancer le grand rideau. Il a recouvert la montagne, les vagues, puis la maison près de laquelle tu t’étais arrêté.

Tu es désormais sans ombre et les couleurs ne comptent plus. Tu évolues dans une dentelle qui roule sur toi indéfiniment.

Les mailles de ce crochet filent parfois et cognent ton front, ta bouche; Leur délicatesse est telle que pas un ne résiste. Il est temps de s’en protéger à présent et de ne pas leur laisser prise. Le souvenir de l’enfant que tu as été et qui ne les voyait que si rarement t’effleure et tu te surprends à lever la tête en direction du ciel, et à en gober un ou deux, friandise magique.

La dentelle continue de rouler sur toi mais il te semble que d’autres dentellières ont repris l’ouvrage, voici une apprentie dont le travail est encore grossier, sans imagination. Son travail s’entend sur tes habits, petits « plips » presque métalliques qui rebondissent et sautillent sans grâce… D’autres se pressent maintenant à l’ouvrage pour la remplacer et versent sur le paysage d’autres motifs, d’autres schémas. De temps en temps, même les vagues ne disent plus rien.

Revenu bien au chaud, tu quittes le silence de ce paysage qui est en train d’évoluer, ton regard se perd par la fenêtre en direction d’un lampadaire tandis que mille fils blancs semblent le contourner pour avoir le privilège de rejoindre l’épais tapis. En t’approchant de la vitre, un peu de buée s’est formée et tes yeux parcourent, comme tu le faisais jadis, la myriade de minuscules gouttes qui attrapent la lumière chaude de l’abat-jour.

Que font les rennes et les élans maintenant qu’ils sont cachés au regard de l’homme ?. Quelle danse entament-ils ? Quel sabbat réalisent-ils pour remercier les jolies dentellières du ciel ? Laisse tourbillonner la neige.